Bône dans "La Méditerranée,ses golfes,ses
rivages et ses iles"
par S. Frère 1882 ,Mégard et Cie,Libraires-Editeurs
M. Lorton visita avec sa famille plusieurs mosquées, le
Dar-el-Bey,
palais du bey,la douane,la prison,les fontaines,l'aqueduc,le
marché,les bazars,et la bibliothèque, où
l'on conserve des manscrits fort curieux.
Les vingt-quatre heures de séjour que s'était données
M. Lorton
étant écoulées, on remonta sur la Charlotte.
En longeant la côte
d'Afrique , dont les pointes extremes sont les caps Bon et Blanc,
on
fut au bout de quelque temps en présence de notre colonie
française,
l'Algérie, en face de Bone, une des villes les plus importantes
du littoral, dans la province de Constantine.
Sous un beau ciel pur, au fond d'une rade splendide , dans laquelle entre majestueusement la mer azurée comme le ciel,
se dessine élégamment la ville de Bone, avec ses murailles
blanches.
Protégée par le fort Génois, dont le nom
trahit l'origine, elle est
dominée par la Kasba, construite sur le sommet de la seconde
colline. Un rocher auquel la nature a donné la forme d'un
lion semble
préposé comme une sentinelle à la garde
de la terre natale.
Bone a
considérablement perdu de sa physionomie originale, grâce
aux nouvelles rues percées à la française et garnies
de boutiques de nos marchands, grâce aussi à ses nouvelles places.
Les Pisans avaient jadis à Bone un établissement
très important.
Ils y jouissaient des mêmes privilèges qui leur
étaient accordés à
Tunis et à Bougie, Dans l'enceinte de la ville, les hommes
de la
commune de Pise possédaient une loge avec une église,
un bain, un
four, un jour par semaine. Aucun marchand, chrétien ou
musulman,
ne pouvait entrer dans la fonde destinée à la demeure
des Pisans,
sans leur permission, et les officiers de la douane n'étaient
admis
à y exercer leurs fonctions qu'en présence du consul,
qui avait le
droit de nommer des préposés pour veiller à
la sûreté de l'établissement.
Les Florentins, les Génois, les Catalans, fréquentaient
aussi les
marchés de Bone. Une étroite alliance existait
entre les rois d'Aragon
et les souverains de Tunis et de Bougie. Quand le blé
manquait en
Europe, on allait en acheter dans la Barbarie au taux stipulé
par les
traités,« précaution sage, dit Depping,
qui, dans les temps peu favorables à l'agriculture, prévenait les famines,
et qu'on n'aurait dû
jamais abandonner en Europe. » Un négociant de Barcelone
avait
obtenu du roi de Tunis, en 1446, la ferme de la pèche
du corail, dont
l'importance commerciale était alors si grande.
Les Vénitiens, qui avaient avec les Etats barbaresques
des traités
très-détaillés, stipulant la liberté
et la sûreté du commerce dans
toutes les terres de la domination musulmane, et le droit d'y
avoir des
fondes régies par des consuls nationaux, se montraient
peu à Bone.
Les villes situéés à l'ouest d'Alger étaient
visitées par les marins vénitiens.
Les Marseillais se livrèrent également ,à
des échanges lucratifs avec
la ville de Bone.
En 1830, elle passa sous la domination française.
Bone est bâtie sur un terrain inégal, de forme rectangulaire,
dont
la plus grande longueur est dirigée dans le sens du méridien.
Elle est
baignée à l'est et au sud par la mer. Le côté
E. est une falaise élevée
au pied de laquelle se trouve le nouveau port. A l'ouest de l'ancien
fort de la Cigogne, le long de la côte sud, se trouve la
darse où vient
aboutir le petit chemin de fer de l'Alélik. La partie
ouest, doublée
aujourd'hui par une nouvelle ville que le Cours national sépare
de
l'ancienne, s'ouvre sur une campagne magnifique, traversée
par la
route de Constantine. Là partie nord est dominée
par le fort
Sautons et la Kasba.
Bone n'avait pas pour, ainsi dire de port, car il était
difficile de
donner ce nom â la petite baie dans laquelle les barques
venaient
chercher un abri avant la conquête. D'un autre côté,
:les mouillages
dès Césarins et des Caroubiers, bons en été,
ne l'étaient pas toujours
en hiver. Bone, qui se rappelle encore l'ouragan du 24 au, 25
janvier 1835, dans lequel onze bâtiments périrent,
possède aujourd'hui
un port dont les travaux ont été récemment
terminés.
Au moyen de deux grandes jetées, l'une de six cent clinquante
mètres et l'autre de huit cents mètres, on a créé
un vaste avant-port
de soixante-dix-neuf, hectares; et au fond de cet avant-port,
un port
intérieur, spécialement affecté au commerce,
de dix hectares de superficie, entouré sur deux tétes de six cents mètres
de quais en
maçonnerie.
L'ancien fort de la Cigogne a été rasé ,
pour faire place à une batterie commandant la rade.
La Kasba, construite au XlVe siècle
par le
sultan de Tunis, à quatre cents mètres de Bone,
sur une colline de
cinq cents mètres, est maintenant le seul château
fort qui rappelle
l'ancienne domination musulmane. Elle commande la ville, qu'elle
couvre entièrement du côté du nord. On sait
le rôle qu'y jouèrent
les capitaines d'Armandy et Yussuf, avec les marins du brick
la
Béarnaise: introduits dans la Kasba par Ibrahim-Bey, rival
d'El-
Hadj-Ahmed, bey de Constantine, au milieu de soldats turcs d'une
fidélité douteuse, ils parvinrent, à force
de sang-froid et d'audace, à
protéger la place jusqu'à l'arrivée du général
Mons d'Uzer.
L'intérieur de la Kasba est vaste; ses murs sont élevés.
De nom- .
breuses et nouvelles réparations y ont été
faites à la suite de l'événe-
ment épouvantable dont ce fort fut le théâtre
le 30 janvier 1837.
L'imprudence d'un garde d'artillerie ayant amené l'explosion
du magasin à poudre, deux cents hommes furent tués et
cinq cents bles-
ses; les deux chambres du commandant furent emportées;
sa femme
et, lui furent perdus dans les décombres. La Kasba, après
avoir servi
de caserne dans les premiers temps de l'occupation, a été
disposée
en prison centrale pour les prisonners aux fers. Elle a été
convertie
un instant en maison de détention pour les transportés
politiques.
L'église de Bone, une des plus belles de toute l'Algérie,
est construite dans le style gréco-bysantin, à trois travées.
La mosquée principale orne un des côtés de
la place d'Armes: Les
cigognes font leur nid sur le minaret qui couronne sa tour. Un
théâtre, des casernes, des collèges, des
établissements de bienfai-
sauce, enfin des maisons mauresques, sont les points les plus
signalés
de la ville.
Mais la partie vraiment intéressante du pays consiste
surtout dans
les environs. Tout le territoire compris dans la banlieue de
Bone peut
à juste titré être appelé le jardin
dé l'Algérie. Il serait difficile, en
effet, de trouver sur un même point plus de richesses agricoles
de
toute nature et plus de facilités pour les exploiter avec
profit. La région
située entre Bone et le phare du cap de Garde, aussi bien
partagée
que le reste de la commune en terres arables et en plantations,
est couverte d'un grand nombre de petites fermes et d'habitations
d'agrément.
La côte accidentée qui conduit au cap de Garde domine
la mer.
Plus loin, à trois kilomètres, on trouve le fort
Génois.
On descend
alors sur la plage et l'on visite de curieuses grottes, situées
au bord-
de pentes escarpées qui font face à la mer, du
côté de Stora. La première grotte que l'on rencontre semble taillée
dans le roc; elle sert
tour à tour d'abri et de demeure aux troupeaux et à
leurs gardiens.
Les deux autres grottes, appelées grottes des Saints,
présentent
d'étranges bizarreries : cavités, découpu,res
rocs suspendus, formes
étranges, qui rappellent les effets fantastiques de certains
nuages
errants dans le ciel ou immobiles à l'horizon. Ce nom
de grottes des
Saints ne serait-il pas un souvenir de quatorze siècles
qui rappellerait les fidèles recueillis au jour du malheur dans
le secret de ces
asiles.
Plus loin encore, on voit une profonde carrière de marbre,
ancienne carrière remise en exploitation par les Français,
et d'où les
Romains ont tiré beaucoup de monuments pour Hippone. Dans
les
fentes ou les interstices des marbres de là carrière
croissent le caroubier, la vigne, le figuier et le nopal. « Cette végétation
qui se montre
sur le flanc de ces masses à pic, est, dit M. Poujoulat,
une surprise
pour le voyageur.
Hippone est tout près de Bone. C'est l'ancienne Ubba, colonie
marchande de Carthage, qui reçut des Romains le nom d'Hippo
Regius,
parce que le roi de Massa, Silicus, attiré par la beauté
du pays et la
douceur du climat, vint camper près de là pendant
une partie de
l'année.
Quand la Numidie fut réunie à l'empire, Hippone,
jusqu'alors ca-
pitale de Juba, devint colonie romaine et eut tous les droits
de la cité.
Au IIIe et au IVe siècles, Hippone était, avec
Carthage, le plus opulent
marché de l'Afrique romaine. Alors les habitants, enrichis
par le
commerce, élevèrent ces magnifiques monuments de
l'art antique et
exécutèrent ces aqueducs gigantesques, ces réservoirs
immenses,
ces grandes voies de communication qui étonnèrent
la civilisation
romaine.
C'est alors aussi qu'elle avait saint Augustin pour évêque.
Converti depuis quatre ans, il avait été ordonné
prêtre en 390 par Valérius,qui le prit pour-coadjuteur.en 395, et auquel il
succéda.
397 est la date de ses Confessions; 426, l'époque où
il termina sa Cité
de Dieu. Il resta trente-cinq ans à Hippone, et Dieu sait
ce qu'il y fit
de grand, de beau, de noble et d'utile. L'année qui suivit
sa mort,
Hippone fut prise par les Vandales. Les habitants se défendirent
avec
un grand courage pendant quatorze mois; mais l'empire romain
croulait de toutes parts, et cette résistance ne servit qu'à
irriter les vainqueurs. Maitres d'Hippone , les barbares la réduisirent
en cendres.
Seuls, la cathédrale, la bibliothèque et les manuscrits
de saint Augustin échappèrent au fléau.
De Bone à Philippeville, on peut aller par une route stratégique.
M. Lorton abandonna la Charlotte et pria le capitaine Bart d'aller
l'attendre à Alger avec Mme Lorton et Yvonne. Il dèsirait
faire voir
à Georges, non-seulement le littoral de l'Algérie,
mais même
quelques villes de l'intérieur. Il loua donc une bonne
et solide voiture
attelée de deux vigoureux chevaux.
Le port de Philippeville, qui consistait, il y a quelques années
,
dans un débarcadère souvent submergé, c'est-à-dire
inabordable,
est devenu maintenant une véritable cité maritime.
La ville est entourée d'un rempart crénelé
qui suit toutes les si-
nuosités du terrain. Les promenades et les rues sont belles,
sans
grand caractère; les monuments sont ordinaires. Seul un
musée
archéologique, créé par M. de Touelgouët,
mérite l'attention du tou-
riste. Ce musée, installé dans l'ancien théâtre
romain, qui canstitue
à lui seul un des plus curieux monuments qu'on puisse
visiter, ren-
ferme des statues, des inscriptions votives et funéraires,
des frag-
ments de poterie, et des échantillons de numismatique
locale. On
peut visiter également avec intérêt les grandes
citernes restaurées du
fort d'Orléans, la mosaïque de la maison Nobolli,
dont le dessin
d'une très-belle exécution, représente Amphitrite
entourée de pois-
sons aux couleurs éclatantes.
Stora n'est qu'un bourg de Philippeville, s'il faut en croire
les
Arabes. Le mouillage de ce port est celui qui présente
le plus de sû-
reté. Mais un événement terrible est venu
donner un démenti formel
à cette opinion erronée. Au mois de février,
1841 , une tempête épouvantable fondit sur Stora, détruisit en quelques heures
les illusions
qu'on se faisait sur son compte; la rade fut bouleversée,
et presque
tous les navires qui étaient à l'ancre, entre autres
la gabare de l'Etat
la Marne, se brisèrent contre les rochers. On raconte
que l'île de
Scribuia, haute de près de vingt mètres, qui se
trouve au nord de la
baie, disparut plusieurs fois sous les eaux pendant l'épouvantable
tourmente. En 1854, on vit se renouveler ce sinistre. Dans un
seul
coup de vent vingt huit navires furent jetés à
la côte.
Retour
début
|